Transcription Balado uOCourant

Saison 1, Épisode 3

GWEN MADIBA - Bienvenue à uOCourant, un balado audacieux qui traite de sujets d’actualité en compagnie d’experts, produit par l’Université d’Ottawa. Bonjour, je suis Gwen Madiba, animatrice de l’émission et fière détentrice de deux diplômes de la Faculté des sciences sociales de l’Université d’Ottawa. Je suis également coprésidente de la Fondation Equal Chance. Le but d’uOCourant est de vous faire connaître des chercheurs, chercheuses, diplômés et diplômées à l’avant-garde de leur domaine et d’avoir avec eux des discussions stimulantes sur les sujets de l’heure. 

Le retour en classe et l’expérience d’apprentissage de l’automne n’ont pas été comme les autres; ils ont été caractérisés par des arrêts et des retours, par des flambées localisées et par une anxiété sous-jacente. L’éducation est très différente en cette pandémie de COVID-19. Les ministères de l’Éducation de tout le pays et de l’étranger doivent surmonter des difficultés uniques en matière d’apprentissage, de santé et de sécurité ainsi que d’équité, et ils s’efforcent de créer les meilleures conditions possible. La société étant aux prises avec les effets à long terme de la pandémie, les questions relatives aux enfants, aux jeunes et à l’apprentissage sont au premier plan pour bien des gens. Pour discuter des questions urgentes concernant l’éducation et la jeunesse pendant la pandémie, je suis accompagnée de Joel Westheimer, titulaire de la Chaire de recherche de l’Université sur la démocratie et l’éducation à l’Université d’Ottawa et chroniqueur en éducation aux émissions Ottawa Morning et Ontario Today de la radio de CBC. Merci d’être des nôtres, Monsieur Westheimer. 

DR. JOEL WESTHEIMER - Merci, je suis très heureux d’être ici.  

GWEN MADIBA -  En cette période où nous sommes tous confrontés à une grande incertitude dans nos vies, il est clair que la pandémie aura des effets et des impacts à long terme sur la société. En ce qui concerne les enfants et les jeunes, comment pensez-vous que cela va influencer la jeune génération, ou génération C, comme on l’appelle souvent aujourd’hui en référence au coronavirus? 

DR. JOEL WESTHEIMER - Oui, la génération C. Je commence à m’habituer à l’expression « génération COVID ». Je ne suis pas sûr que tous les gens de cette génération veuillent être appelés uniquement ainsi. Mais à mesure que la pandémie se poursuit au-delà de l’urgence de trois mois, on commence à croire qu’elle va avoir un impact important. Et je pense que cela va changer les choses, que nous voyions la situation revenir graduellement à la normale d’ici la fin de l’année universitaire ou, comme le prédisent certains experts, qu’elle perdure sous une forme ou une autre pendant trois ou quatre ans. Une période de trois ou quatre ans est bien sûr vraiment formatrice dans la vie d’un jeune, et même à elle seule, cette année-ci est formatrice. Je vois donc certains impacts. Il n’est pas possible de généraliser pour toute une génération. Certains enfants et jeunes vont se sentir fragiles et trouver le monde instable, ce qui pourrait les affecter psychologiquement, émotionnellement et sur le plan du développement. Mais d’autres feront preuve de résilience, comme les générations qui ont vécu la Première ou la Deuxième Guerre mondiale, et dont beaucoup de gens parlent. C’est donc difficile à dire, mais il y aura un impact, c’est certain. 

GWEN MADIBA - Pensez-vous que les jeunes de la génération C développeront davantage de capacités d’adaptation et de résilience, car ils grandissent en des temps difficiles? 

DR. JOEL WESTHEIMER - Oui, je pense qu’ils vont développer certaines compétences. Nous devons prendre un peu de recul, examiner le contexte dans lequel se trouvaient les enfants avant le début de cette pandémie et reconnaître que cette dernière a servi de rayon X en quelque sorte, pour la société. Elle a exposé et rendu visibles beaucoup de problèmes qui existaient déjà dans la société avant la pandémie, qui sont encore présents, et qui le resteront probablement. Et ces problèmes sont nombreux. L’un d’eux est le sentiment de solitude croissant que beaucoup de jeunes et d’adultes éprouvent, probablement en partie à cause des médias sociaux et d’autres développements technologiques, et en partie à cause de l’évolution des normes dans notre société. Et ce sentiment a bien sûr été exacerbé ces derniers temps. La solitude est donc devenue un problème majeur pendant la pandémie, alors que nous avons tous des contacts sociaux limités et que nous sommes isolés socialement. Mais il est important de se rappeler que c’était déjà un problème avant, et qu’il sera amplifié par la situation actuelle. Cela me préoccupe. 

Certains jeunes vont trouver des moyens de s’en sortir comme ils l’ont fait avant la pandémie. Ils s’impliquent dans des causes qui leur tiennent à cœur, par exemple, ou font partie d’équipes sportives ou de troupes de théâtre, et établissent des liens de cette manière. Et ils peuvent le faire maintenant en utilisant la technologie qui est à notre disposition. Pour d’autres, qui avaient du mal à prendre part à ces activités et qui se sentaient isolés même avant la pandémie – vous savez, le fait d’avoir des amis sur Facebook, au lieu de vrais amis, et ainsi de suite – ce sera beaucoup plus difficile, car cela constitue un obstacle de plus. Et je pense qu’en tant qu’adultes et surtout en tant qu’éducateurs et éducatrices, ça fait partie de notre travail d’aider les jeunes de ces deux groupes à suivre leur chemin. Donc je dirais que certains s’adapteront et que d’autres auront beaucoup plus de difficulté. 

GWEN MADIBA - Sur le plan économique, la pandémie a mis en lumière les inégalités structurelles de la société. Nous ne sommes pas tous dans le même bateau, et les groupes les plus marginalisés ont subi des effets disproportionnés. En quoi cette pandémie a-t-elle amplifié les inégalités de notre système d’éducation? 

DR. JOEL WESTHEIMER - En effet, voilà un parfait exemple du genre de problèmes qui étaient présents dans la société avant et qui sont beaucoup plus visibles pendant la pandémie. Maintenant, les inégalités économiques augmentent rapidement aux États-Unis et au Canada et c’était aussi vrai avant la pandémie. En fait, au Canada, le taux d’accélération des inégalités économiques est plus élevé qu’aux États-Unis. On constate aussi de grandes différences quant à l’accès aux ressources et aux possibilités. Et c’était le cas avant la crise que nous traversons actuellement. Pendant la crise, bien sûr, ces mêmes problèmes se sont amplifiés. De plus, nous avons constaté que les difficultés d’accès sont en partie liées à la technologie. Certains enfants sont à la maison sans accès à Internet, sans connexion à haut débit, sans réseau, sans ordinateur portable, ou avec un seul ordinateur pour toute la famille, alors que d’autres ont leur propre ordinateur portable, leur propre chambre et un endroit tranquille pour faire leurs travaux et participer aux appels sur Zoom et tout ce qu’ils font maintenant. Cela crée donc une situation où les inégalités se sont accentuées. Avant, oui, il y avait déjà beaucoup d’inégalités, mais les jeunes allaient à l’école, étaient tous dans la même classe et avaient tous accès au même matériel d’apprentissage. Maintenant, ce n’est plus le cas. 

GWEN MADIBA - Les manifestations de Black Lives Matter qui se sont intensifiées après la mort de George Floyd en mai ont également suscité des discussions sur la race, les inégalités et les possibilités. Pensez-vous que cette attention accrue pourrait entraîner des changements dans le domaine de l’éducation en ce qui concerne l’égalité des chances? 

DR. JOEL WESTHEIMER - Je pense qu’il va y en avoir. C’est ce que j’espère. Je suis un optimiste dans l’âme. J’ai donc beaucoup d’espoir quant à l’impact que cela pourrait avoir sur l’éducation et les questions raciales, mais je vais en parler de manière générale. Au début de la pandémie, il y avait beaucoup de gazouillis dont je me souviens encore. Les gens étaient à la maison, enseignaient à leurs enfants et publiaient des gazouillis comme « Troisième jour d’école à la maison. On devrait tripler le salaire de nos enseignants! » Et j’aime ça parce que les gens semblaient prendre conscience non seulement de l’importance de l’éducation, mais aussi du travail difficile que le personnel enseignant fait en classe. Enseigner n’est pas facile. Ce n’est pas du gardiennage glorifié. C’est un travail très, très difficile. Et il s’agissait de parents à la maison avec un ou deux enfants, par opposition à une enseignante dans une classe de 25 ou 30 élèves. Il y a donc une nouvelle appréciation ou une appréciation renouvelée du travail des enseignants et enseignantes, et du rôle important de l’éducation dans notre société. J’espère que cette évolution sera suivie d’une demande d’augmentation des ressources et outils pour que le personnel enseignant puisse se créer un lieu de travail agréable et que les élèves aient des espaces d’apprentissage plus plaisants. Il est important de se rappeler que les conditions de travail du personnel enseignant sont les conditions d’apprentissage des élèves. Il s’agit donc d’une véritable occasion de créer le type de conditions de travail et d’apprentissage qui rendent ces choses possibles. J’ai bon espoir que cela se produira également par rapport à des enjeux comme la race, qui retiennent beaucoup l’attention en ce moment. Je pense que nous sommes en train de nous réveiller. Une bonne partie du corps enseignant était consciente de ces enjeux, mais pas la totalité, et tous ne voyaient pas les choses de la même manière. Le fait que tous ces enjeux soient ramenés à l’avant-plan sera sain, je crois, si nous poursuivons dans cette voie lorsque les choses reviendront à la normale, quelle que soit notre nouvelle normalité. 

GWEN MADIBA - L’innovation est certainement un mot à la mode qui continue de circuler abondamment. En ce qui a trait à l’innovation liée à de nouvelles idées et à des changements positifs, qu’est-ce qui ressortira de la situation actuelle dans le domaine de l’éducation selon vous? 

DR. JOEL WESTHEIMER - Je pense qu’il en ressortira la même chose que dans des domaines comme la médecine. Par exemple, je ne pense pas que la télémédecine va disparaître parce que les avantages de ce système sont évidents. Rien ne justifie qu’une personne qui éternue doive se tirer du lit, se présenter dans une clinique médicale, exposer d’autres personnes à ses microbes et s’exposer elle-même aux leurs. La télémédecine a comblé un vide qui avait grand besoin d’être comblé. Et je pense que cela continuera après la fin de la pandémie. Dans la même veine, je crois que nous avons vu en éducation l’importance de certaines innovations qui ont découlé de la situation, et que oui, il est possible de contacter les familles par Zoom et de communiquer autrement que lors d’une simple soirée parents-enseignants, par exemple. Par contre, la pandémie a aussi fait ressortir les énormes limites de cette technologie. L’enseignement en ligne peut, d’une certaine manière, remplacer l’enseignement en personne, mais tout le monde sait qu’il élimine l’aspect humain du contexte d’enseignement et d’apprentissage. Je crois donc qu’on va relancer l’idée de former des classes qui tiennent compte des besoins sociaux et relationnels du personnel enseignant et des élèves. On pourrait penser à des classes plus petites, où les meubles sont disposés de différentes façons. Ou encore à modifier les attentes et les exigences envers les enseignants et enseignantes concernant ce qu’ils font en classe. En ce moment, par exemple, le personnel enseignant est très conscient de la nécessité de prêter attention aux besoins sociaux, émotionnels et développementaux des enfants pendant cette période d’isolement social prolongé. Mais, bien sûr, ces besoins existent aussi lorsque les enfants sont réunis en classe. Et depuis une vingtaine d’années, dans le cadre de la réforme de l’éducation, nous nous concentrons de plus en plus sur des programmes d’études basés sur des tests dans deux matières seulement : les mathématiques et la littératie. Et c’est une sorte de tendance mondiale. C’est ce que Pasi Sahlberg, l’éducateur finlandais, appelle le Mouvement mondial de réforme de l’éducation (GERM), et il lui donne cet acronyme qui signifie « microbe » parce qu’il dit que cela infecte les systèmes scolaires les uns après les autres. Il considère que c’est une mauvaise chose. Et moi aussi. C’est ce qu’il entend par ce mouvement mondial de réforme de l’éducation, une réforme étroitement axée sur la réussite individuelle et l’amélioration des résultats aux tests, qui s’éloigne de l’importance des liens sociaux, des relations significatives et du développement sain et normal des enfants. Je pense et j’espère donc que nous pourrons constater des changements durables dans notre façon de voir le but de la scolarisation et l’utilité de nos écoles. Et je pense que c’est quelque chose de très positif qui pourrait découler de la pandémie. 

GWEN MADIBA - Les pays du monde entier s’efforcent de protéger la santé publique en limitant la capacité des citoyens et citoyennes à se déplacer librement dans les espaces publics, comme les parcs, à se rassembler et à former de grands groupes; notre participation citoyenne a donc rapidement changé. Monsieur Westheimer, je sais que vous avez publié de nombreux ouvrages sur le thème de la démocratie et de l’éducation. Maintenant plus que jamais, voyez-vous la nécessité pour les jeunes de s’engager en tant que citoyens et citoyennes pour la santé des démocraties? 

DR. JOEL WESTHEIMER - C’est une question très importante. Et, vous savez, après avoir assisté au déroulement des élections présidentielles américaines, nous savons que c’est un moment crucial pour les jeunes qui doivent être formés à la citoyenneté démocratique et à l’importance de renforcer nos institutions démocratiques. Le problème ne touche pas seulement les États-Unis : nous le constatons aussi au Brésil et dans de nombreux autres pays. Et je pense que nous devrions également nous en préoccuper ici, au Canada. Il est donc essentiel que les enfants apprennent l’importance et l’histoire des sociétés démocratiques, ainsi que les moyens d’y participer. Les gens doivent apprendre et comprendre que la démocratie, ce n’est pas comme un sport – on ne peut pas juste être spectateur, il faut y participer. Et les écoles ont un grand rôle à jouer pour que les enfants participent de cette manière. Elles peuvent les éduquer et leur donner des moyens de participer, ce qui renforce nos institutions démocratiques. Ensuite, il faut s’attaquer à l’aliénation et à la solitude dont je parlais tout à l’heure, parce que quiconque a travaillé sur un projet auquel il ou elle croit dans le cadre d’une campagne politique ou axée sur un enjeu particulier – dans un club, un regroupement ou une organisation – comprend l’importance et tout le sens qui en ressortent. Sans compter la possibilité de rencontrer des gens dont les idées correspondent aux nôtres dans ce genre d’activités. Et les écoles vont vraiment devoir prendre conscience du besoin qu’ont les jeunes en ce moment, de ce genre de liens et de travail significatifs. L’école ne peut pas seulement être synonyme de notes d’examen ou de réussite individuelle; elle doit favoriser les liens entre les individus. Et la citoyenneté, c’est vraiment cela, c’est la connexion au sein d’une communauté. Je ne parle pas du sens juridique du mot « citoyenneté ». Je pense au citoyen et à la citoyenne en tant que membre d’une communauté locale, régionale, provinciale, nationale et mondiale. Et dans tous ces cas, nous voulons favoriser les liens et permettre aux enfants de tisser des liens qui ont un sens et qui contribuent à améliorer la société pour nous tous. 

GWEN MADIBA - Merci, Monsieur Westheimer, d’avoir pris le temps de nous faire part de votre expertise et de vos réflexions dans le domaine de l’éducation. Vous pouvez suivre Joel Westheimer et ses travaux sur son site Web, à l’adresse joelwestheimer.org, ou sur Twitter à @JoelWestheimer. 

DR. JOEL WESTHEIMER - Merci beaucoup, Gwen. C’était un plaisir d’être ici. 

GWEN MADIBA - uOCourant est produit par l’équipe des Relations avec les diplômés de l’Université d’Ottawa. Cet épisode a été enregistré à Pop Up Podcasting à Ottawa, en Ontario. Nous rendons hommage au peuple algonquin, gardien traditionnel de cette terre, et nous reconnaissons sa relation de longue date avec ce territoire non cédé. Pour obtenir la transcription de cet épisode en anglais et en français, ou pour en savoir plus sur uOCourant, consultez la description du présent épisode.